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Récit victimaire, récit judiciaire

  

Nicolas Dauman et Pascal-Henri Keller rappellent une double évidence lourde de conséquences en matière de résilience: premièrement, «c’est seulement à l’issue d’un jugement juridique qu’une personne portant plainte peut passer du statut de plaignant à celui de victime» (2008, p. 138), et deuxièmement, «la procédure pénale proprement dite concerne surtout le présumé coupable de l’infraction et les représentants de l’État, ce qui assigne de surcroît au plaignant une place secondaire dans le déroulement de celle-ci, dont il est pourtant l’initiateur» (idem).

  

Récit victimaire, identité de victime

  

Évidemment, le traumatisme n’attend pas le jugement juridique pour envahir le plaignant, ce qui fait que celui-ci (ou celle-ci) peut en arriver à trouver la Justice… injuste. Voire vivre, au fil de la procédure, ce qu’on appelle une «survictimisation». Deux récits entrent en conflit, le récit victimaire, qui obéit à la temporalité du traumatisme, et le récit judiciaire, qui obéit à celle de l’ordre public.

  

Soyons plus précis encore: même si les souvenirs du plaignant sont précis et envahissants, son récit est quand même une fiction, ceci dans la mesure où il essaie de donner sens à un événement qui n’en a pas, et même si la procédure judiciaire vise à l’objectivité, entre autres par l’établissement de preuves, son récit est également une fiction, dans la mesure où il ne retient que les faits relevant de qualifications légales. 

  

Plus précisément, le concept de «fiction juridique», dont le droit romain a fait grand usage dès l'Antiquité, recouvre un acte de langage que le juriste allemand Rudolf von Jhering (1818-1892) voyait carrément comme «un mensonge technique consacré par la nécessité». Il s'agit en tout cas d'une manipulation de la réalité, fondée sur la logique du droit, qui peut s'exercer sur un fait, une situation ou une norme, et consiste soit à nier une vérité, soit à supposer vraie une assertion incertaine, afin d'amener le débat du terrain de la preuve vers celui  du fond.

  

Le récit victimaire peut alors se faire plaintif, sa tonalité devenir désagréable, aller dans l’aigu. Parfois, elle ressemble à celle des cris d’un très jeune enfant qui n’obtient pas ce qu’il veut, mais en fait, il s’agit seulement d’un réflexe de survie. L’enjeu du récit judiciaire est plus ambitieux: il ne s’agit plus seulement, pour le plaignant, de survivre, mais de se réparer, d'aller «de la survivance à la vie» (Roisin, 2010). Le rôle des intermédiaires entre le plaignant et la justice peut alors s’avérer déterminant.

  

Récit judiciaire, statut de victime

  

Le risque pour le plaignant est de s’enfermer dans une identité de victime. C’est un double risque, à la fois personnel, parce qu’il pourrait développer des conduites qui, en quelque sorte, attirent le danger – ou plus exactement les prédateurs – et collectif, parce qu’il diminue ses chances d’obtenir un statut de victime, voie royale de la réparation.

  

Plus concrètement, ce qui dans son vécu traumatique est le plus important aux yeux du plaignant, et sur lequel il aura tendance à revenir de façon obsessionnelle, répétitive, n’est pas forcément le plus porteur au niveau judiciaire. Telle ou telle action posée par l’auteur de la violence a pu être particulièrement blessante pour le plaignant mais ne relever d’aucune qualification légale, alors que l’évocation de telle ou telle autre action à laquelle il ne pense plus pourrait faire la différence aux yeux du juge.

  

Il faut par ailleurs évoquer le problème de la preuve: certaines culpabilités sont aisées à établir, parce que le plaignant dispose de suffisamment de pièces à conviction, alors que d’autres, de l’extérieur, peuvent paraître subjectives et, même si elles occupent une place centrale dans le récit victimaire, viendraient encombrer le procès aux dépens d'une possible réparation.

  

Last but not least, soulignons que certains auteurs de violence ont un vrai talent pour entraîner tous les protagonistes de la procédure, à commencer par leur victime, sur des voies stériles, au point de faire quasi oublier les autres voies, celles qui mèneraient à leur condamnation si elles étaient explorées un peu consciencieusement. Ainsi, tel auteur de coups et blessures gravissimes sur la personne de sa compagne, qui accusait cette dernière de violence morale et était si bien arrivé à l’amener à se justifier que tous les intervenants semblaient avoir oublié les photographies (pourtant cauchemardesques) des dommages causés.

  

Le rôle des intervenants

  

Un premier rôle des intervenants pourrait être qualifié de pédagogique: il faut expliquer la procédure judiciaire au plaignant, ses enjeux, ses étapes, ses coûts (financiers mais aussi psychologiques) et les bénéfices qu’il ou elle peut en attendre (parfois certains, parfois aléatoires), et nourrir cet exposé d’exemples concrets.

  

Un deuxième rôle pourrait relever de quelque chose comme un travail de traduction: écouter patiemment le discours victimaire, poser des questions (en grand nombre) pour faire émerger de nouveaux contenus, faire un tri entre ce qui est pertinent d’un point de vue judiciaire et ce qui l’est moins, et surtout faire preuve d’imagination, s’appuyer sur le droit existant pour faire valoir des faits pour lesquels, parfois, il n’existe encore aucune qualification (c’est comme cela qu’on alimente la jurisprudence). Enfin: repérer les pièges tendus par l’adversaire et aider le plaignant à les éviter. C’est ainsi que peu à peu s’écrit le récit judiciaire.

  

Un troisième rôle, qui ne concerne a priori que les psychothérapeutes, mais auquel peuvent contribuer les autres intervenants (avocats, policiers, etc.), sera de s’arranger pour que le récit victimaire et le récit judiciaire peu à peu coïncident, car quand c’est le cas, une réparation est possible, ceci même si le plaignant n’obtient pas le statut de victime. En effet, l’objectif de la plainte est finalement moins ce statut que le sentiment de ne plus subir la situation.

  

© Jean-Claude Maes, le 30 mai 2022

  

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