Pour bien comprendre la nature de l’emprise, il faut distinguer le lien de la relation. Le lien est ce qui attache parfois contre toute raison, la relation ce que l’on peut décrire des raisons pour lesquelles deux éléments appartiennent à un même ensemble. Par exemple, on parle de lien amoureux et de relations sexuelles. Un texte fondateur en la matière est «Psychologie des foules et analyse du moi»:
«Dans le cadre de cet état amoureux, nous avons été frappé dès le début par le phénomène de la surestimation sexuelle, par le fait que l’objet aimé joui d’une certaine liberté au regard de la critique, que toutes ses qualités sont estimées davantage que celles de personnes non aimées ou que du temps où il n’était pas aimé.» (Freud, 1921, p. 177)
«De même que l'homme des origines s'est maintenu virtuellement en chaque individu pris isolément, de même la horde originaire peut se reconstituer à partir de n'importe quel agrégat humain [...] dès le début il y eut deux sortes de psychologie, celle des individus en foule et celle du père, du chef, du meneur. Les individus de la foule étaient réunis par les mêmes liens que ceux que nous trouvons aujourd'hui, mais le père de la horde originaire était libre [...] il n'aimait personne en dehors de lui et n'aimait les autres que dans la mesure où ils servaient ses besoins.» (ibidem, p. 191)
D'après les anthropologues, le «père de la horde primitive» est un mythe freudien. Quoi qu'il en soit, ce mythe donne une assez bonne image de ce que peut être un gourou de secte ou un recruteur «radicaliste». On peut repérer trois degrés de dérive de l’emprise faisant que non seulement elle cesse d’être fonctionnelle mais se montre destructrice, tant et si bien qu’il faudrait pouvoir la dénouer.
1. Premier degré de dérive de l'emprise: l'indifférence
Le premier degré de dérive pourrait se résumer au fait que l’emprise est à sens unique. Les exemples sont nombreux. Ainsi le pervers qui est moins lié à son conjoint qu’à un fantasme et est en relation avec ce conjoint à condition qu’il (ou elle) réalise le fantasme. C’est une réalité de la perversion qu’on tend à ignorer. Ainsi la partenaire d’un pervers masochiste à laquelle celui-ci demandait de franchir une limite qu’elle ne se sentait pas capable de franchir et qui l’a exclue de sa vie avec une violence qu’on est obligé d’identifier à quelque chose comme un sadisme moral.
Autre exemple : l’inceste, dans sa version la plus «soft», peut prendre la forme d’un sentiment amoureux, par exemple d’un père vis-à-vis de sa fille, qui ne serait pas problématique si l’enfant avait une emprise sur l’adulte, car le cas échéant, le parent ferait passer l’intérêt de son enfant avant le sien. Cette emprise de l’enfant sur l’adulte, la plupart des parents en prennent la mesure plus ou moins rapidement après la naissance de l’enfant, évaluent ce qu’ils seraient capables de sacrifier d’eux-mêmes pour que l’enfance de leur enfant soit aussi bonne, voire meilleure que la leur.
Un dernier exemple nous ramène au «radicalisme»: la recrue est très attachée au recruteur, mais ce dernier l’est beaucoup moins à la recrue qu’il ne le prétend. Camille en fait la cruelle expérience quand, s’étant déradicalisée, elle reprend contact avec lui:
«Cette indifférence me fait encore plus mal que des insultes. Il me parle comme s’il ne me connaissait pas. […] J’ai mal au cœur d’être traitée comme si je n’avais jamais existé, comme si je n’existais plus à ses yeux. J’ai envie de lui dire que j’étais sincère, que je voulais vraiment un monde meilleur, que je croyais que le vrai islam c’était ça… C’est lui qui n’a pas tenu parole, ce n’est pas moi qui me suis égarée… Je prends sur moi car je perçois le danger de reprendre une discussion avec lui.» (Bouzar, 2016, p. 214).
Le livre dont sort cet extrait est une fiction, mais nourrie par une longue expérience de telles situations. Une façon de le comprendre est d’opposer deux modes d’appartenance comme le fait Robert Neuburger dans «L’irrationnel dans le couple et dans la famille» (1988, 25-34): le premier mode d’appartenance réunit des personnes différentes mais que quelque chose lie malgré leurs différences, alors que le second réunit des mêmes ou en tout cas des personnes présentant un caractère (partiel) commun. Neuburger parle, pour ce second mode, d’inclusion, et il faut souligner que le corollaire de l’inclusion est l’exclusion. L’autre, dans ce cas de figure, n’est pas un semblable: c’est soit un même, soit un étranger au sens fort. Il est significatif, à cet égard, que pour un djihadiste, les autres musulmans ne soient pas de «mauvais musulmans», mais des «mécréants». La famille d’origine, face à cette logique, est à la fois la plus mise à mal, et reste le dernier bastion du passé de la recrue, un passé supposé mourir avec «l’ancien Moi».
2. Deuxième degré de dérive de l'emprise: la transgression
Le deuxième degré de dérive de l’emprise se produit quand elle soutient des transgressions: le lien rend possibles (autorisées) des actions normalement interdites. Si l'on revient sur l’exemple de l’inceste, on observe que ce qui, finalement, pèse le plus lourd sur la victime, est moins le crime sexuel que l’omerta qui le couvre. La victime et les co-victimes se rendent ainsi involontairement complices de l’agresseur, semblant effectivement donner leur aval à ce qui se passe et devrait pourtant ne pas se passer.
Cette dimension explique que l’adepte de secte, le jeune radicalisé ou le conjoint d’un pervers vivent pareillement une «lune de miel», sans doute parce qu’ils se censurent moins que par le passé. Il y a là une dimension qu’on ignore trop souvent, voire qu’on préfère ne pas voir: l’esprit humain ne fonctionne pas comme un ordinateur qu’on formate et qu’on reprogramme (et qu’on pourrait donc déprogrammer). Répétons-le, il y a moins manipulation qu’escroquerie. Pour le dire de façon psychanalytique, le jeune qui se radicalise est un sujet désirant, il est partie prenante de ce qui lui est proposé, y compris l’une ou l’autre dimension transgressive. Par exemple certains comportements agressifs à l’égard de la famille d’origine, qui peuvent correspondre à un désir d’indépendance difficile à satisfaire pour certains jeunes «trop» loyaux.
Petite parenthèse: on ne déradicalise pas quelqu’un. Plus modestement, on peut semer les graines de la déradicalisation, en espérant que l’une d’elles germera, contribuant à ce que la personne se déradicalise. En réalité, on ne l’a pas radicalisée davantage qu’on ne la déradicalise. Par contre, il faut reconnaître qu’un terreau favorable à la radicalisation ne l’est guère à la déradicalisation: la moindre graine de radicalisation produit une belle plante, alors que les graines de déradicalisation peinent à germer. Or, il faut relever que la famille, sans le vouloir, a tendance à semer des graines de radicalisation davantage que des graines de déradicalisation. En d’autres termes, ses réactions à la radicalisation du jeune sont plus souvent contre-productives que préventives. Le suivi de ces familles inclut donc une fonction avec laquelle certains psychothérapeutes se sentent mal à l’aise, que je vais, par souci de clarté, qualifier de pédagogique. En somme, l’emprise ne fonctionne vraiment que quand elle met en jeu plus de deux acteurs, qu’il faut tous repérer. Les acteurs jouent des rôles dont la rencontre conditionne des scénarios. Certains scénarios sont des cercles vicieux, d’autres des cercles vertueux. Un des enjeux du travail des intervenants est de rentrer dans le système, mais pas dans n’importe quel rôle.
3. Troisième degré de dérive de l'emprise: la perversion
Le troisième degré de l’emprise correspond à la perversion: la transgression ne se contente plus d’être autorisée, elle devient obligatoire. C’est ainsi que le Marquis de Sade prétend que l’interdiction de l’inceste est de nature purement religieuse. C’est l’époque de la Révolution française: il est fortement question d’échapper à l’emprise de la religion. Sade affirme donc que pour échapper à l’emprise de la religion, il faut non seulement autoriser l’inceste, mais le pratiquer de façon militante: l’interdiction est devenue une obligation.
Est-il besoin de préciser que la même logique est à l’œuvre dans les groupes «radicalistes»? Les observateurs de ces groupes sont unanimes et sans équivoque.
Ainsi Fethi Benslama estime que «le surmusulman est le produit d’un renversement de l’humilité de l’humble musulman, passant par l’humiliation pour atteindre une supériorité qui méprise la vie et désire la mort en vue d’accomplir le règne du royaume de Dieu, ici et maintenant […], prêt à exécuter le Coran réduit à un manuel de commandements, supposé sans interprétation, car sa lettre lui donnerait un accès direct à la foi réelle. La lettre est l’arme de la terreur du surmusulman incarné» (2016, p. 99). Ou encore: «Dans l’islam traditionnel, le martyr est un combattant qui rencontre la mort, sans désirer mourir. Il accepte la mort comme un risque inhérent au combat qu’il mène contre d’autres combattants, mais veut vivre ; s’il meurt, la récompense est de surcroît. Pour le nouveau martyr de l’islamisme, la mort n’est pas contingente au combat, elle en est la finalité. Mourir est le triomphe» (ibidem, p. 104).
© Jean-Claude Maes, le 31 mai 2018
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