top of page

Traumatismes et radicalisation

   

Dans les situations de radicalisation, les quatre catégories de traumatismes décrits dans la sous-page précédente peuvent se rencontrer.

 

Traumatisme par coupure

   

De prime abord, le premier cas semble surtout concerner les victimes d’attentat. Mais il pourrait aussi éclairer le parcours de djihadistes partis dans un pays en guerre en sous-estimant leur capacité à supporter la violence d’une guerre. Ou encore de «révolutionnaires» qui se sont engagés à commettre un acte politique fort et se rendent compte à leurs dépens que le pas séparant la théorie politique du passage à l’acte militant déborde largement leurs limites morales et éthiques et/ou leur capacité de résilience.

 

Une précision s’avère ici utile: on peut être auteur d’une infraction (point de vue pénal) et victime d’un traumatisme (point de vue psychique). Il y a là deux acceptions du mot «victime» qui peuvent se recouper, mais aussi diverger, ce qui sème une certaine confusion. La distinction peut sembler de pure forme, pourtant elle est parfois lourde de conséquences très concrètes. Je pense en particulier aux parents de djihadistes qui voient leur souffrance difficile à faire reconnaître du fait qu’ils sont «classés» du côté des «auteurs» (en tant que parents de ceux-ci). Par ailleurs, ces «auteurs», il ne vient pas forcément à l’esprit des intervenants qu’il pourrait être nécessaire de leur proposer un suivi psycho-traumatologique.

 

Un autre cas de traumatisme par coupure, rarement envisagé, concerne l’exclusion des «traîtres». On imagine que la personne qui quitte un groupe radicaliste va être harcelée dans le but de la faire revenir, mais l’expérience montre que c’est le cas le moins fréquent, et qu’une règle ou une quasi-règle est d’ostraciser celui ou celle qui a quitté «La Vérité». On en trouve de beaux exemples dans le film «La Vague» (Gansel, 2008).

 

Traumatisme par usure

 

Le harcèlement moral, figure emblématique du traumatisme par usure, concerne davantage certains membres du groupe et s’avère d’autant plus destructeur qu’il est, le cas échéant, dénié par tous y compris la victime, du fait qu’il est supposé sanctionner les fautes de la personne qui le subit, «pour son bien», pour l’aider à progresser sur la voie de «La Vérité».

   

Un pas plus loin, un certain nombre de témoignages d’ex-adeptes de sectes nous donnent à penser que les up and down vécus par les adeptes, leurs glissements rapides d’extase (quand ils pensent avoir atteint la Vérité) en effroi (quand on leur fait comprendre qu’ils n’en sont pas dignes), et réciproquement, pourraient être la principale cause de la véritable addiction qu’ils développent vis-à-vis du groupe.

  

Plus fondamentalement encore peut-être, beaucoup de proches de la personne radicalisée ne supportent pas son intransigeance et contre-attaquent, ce qui ne manquera pas d’être présenté par les recruteurs comme la preuve que le monde extérieur au groupe radicaliste est «mauvais». Là aussi on peut dénoncer un effet d’usure, d’autant plus destructeur à nouveau que la personne radicalisée qui en fait les frais le vit comme une épreuve participant à son initiation: il faut souffrir pour ce en quoi on croit.

  

Traumatisme par pression

   

Parler d’incestuel concernant ces groupes serait presque rentrer dans leur délire de se prendre pour «une vraie famille» voire «la seule famille», pourtant beaucoup d’observations faites dans les familles incestuelles sont faciles à transposer. Celle-ci par exemple:

   

La mère incestuante éprouve moins d’intérêt pour les actes que pour les pensées. (Il est bien vrai que les conduites relèvent de la loi, et que la loi est faite en vertu de l’ordre paternel.) De la part de son objet narcissiquement élu, elle attend qu’il se conforme à ce qu’elle pense, à ce qu’elle affirme, à ce qu’elle attend […] «Si tu m’aimes, semble énoncer la mère incestuelle, si, tu m’aimes, tu me crois.» Pis: «Si tu ne me crois pas, tu me trahis, et si tu me trahis, tu me détruis: je meurs» […] Sous cette menace, la pensée est assujettie.

Racamier, L’inceste et l’incestuel, 1995, p. 80

   

Les pères peuvent être incestuants, et l’ordre paternel (en français courant: la Loi) peut parfaitement être incarné par une mère, mais peu importe, cet extrait donne une image saisissante des rapports existant entre le recruteur et la recrue. Au présent de l’emprise, la recrue le niera avec la dernière des énergies, et d’ailleurs en sera totalement inconsciente, mais quand l’emprise commencera à appartenir au passé, cela lui sautera aux yeux.

   

Par ailleurs, si l’on rétrécit un peu le champ des radicalisations pour se limiter au sectarisme, on voit qu’il n’est nul besoin du concept d’incestuel pour interpréter le prosélytisme sectaire comme une pression: il n’est pas réservé à quelques «missionnaires» au charisme particulier et/ou à la formation adaptée, mais à la totalité des adeptes, tous soumis à une obligation de résultats qui pèse extrêmement lourd et participe d’ailleurs au up and down décrit plus haut.

   

Traumatisme par tension

   

Cet aspect du fonctionnement sectaire débouche naturellement sur le point suivant, qui est que les clivages de loyauté sont nombreux et évidents pour la personne radicalisée du fait que le groupe radicaliste se présente comme sa «vraie famille» et considère toute trahison comme une faute grave.

  

On les retrouve au sein du groupe dans la mesure où les liens les plus forts et importants sont finalement les liens horizontaux, alors que les liens les plus exclusifs sont les liens verticaux. C’est de ses pairs dont on a le plus besoin, mais ce sont les recruteurs qui exigent la plus grande fidélité.

  

© Jean-Claude Maes, le 3 novembre 2019

EMPMAN-Cover.jpg
bottom of page