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Qu'est-ce que la polarisation?

   

Le concept vient des Pays-Bas et plus exactement de Bart Brandsma (2017). Il suppose une division au sein du monde en «nous» et «eux», deux images mentales aussi caricaturales l’une que l’autre, par exemple les Blancs et les Arabes, ou encore les Belges et les Marocains. On pourrait évoquer, de façon plus ancienne, les Américains et les Russes, les Aryens et les Juifs, etc. Comme quoi, on ne cesse de faire du neuf avec du vieux: le phénomène de la polarisation n’est peut-être pas vieux comme le monde, mais a dû commencer il y a au moins 10.000 ans avec l’antagonisme des Sédentaires et des Nomades. Mais de quoi s’agit-il plus précisément?

  

Partons du concept de caricature. Littéralement, il s’agit de «charger» le portrait, c’est-à-dire d’exagérer certains traits jugés caractéristiques. On pourrait entendre, entre les lignes de cette définition, qu’on instruit, contre celui dont on réalise une caricature, un procès purement à charge. L’historienne Anne Fournier et le psychiatre Michel Monroy, bien connus pour leurs travaux sur le phénomène sectaire (1999, etc.), ont également publié un ouvrage sur les «Figures du conflit» (1997) dans lequel ils expliquent que la guerre, qu’elle sévisse dans l’intime ou à l’échelle internationale, commence avec la fabrication d’une «image de l’ennemi» nourrie, entre autres, de caricatures…

  

De ce premier point, nous retiendrons que les meilleurs mensonges contiennent une part de vérité: ce que les Blancs disent des Arabes, par exemple, contient une part de vérité, des traits qui, pour avoir été «chargés», n’en sont pas moins caractéristiques; il en va de même pour ce que les Arabes disent des Blancs. Il est important de s’en souvenir, car ce que le concept de polarisation semble parfois oublier, c’est que le portrait à charge, celui que «nous» faisons de «eux», s’accompagne d’un portrait à décharge, celui que «nous» faisons de «nous». Les obligeant d’une certaine façon, «eux», à faire un portrait à charge de «nous», et ainsi de suite. C’est ce qu’on appelle, en thérapie familiale systémique, une «escalade symétrique».

  

Allons un pas plus loin en évoquant, comme nous l’avons déjà fait à propos de la perversion narcissique, le concept de «clivage». Il signifie, au niveau individuel, qu’une part de «moi» sait la vérité, une part l’ignore. Mais la vérité sur qui ou sur quoi? Sur «moi», sur «l’autre», et sur ce en quoi «moi» et «l’autre» constituons un «nous» mais préférons parfois l’ignorer. On peut aisément transposer cela au niveau collectif: une part de «nous» sait la vérité, une part l’ignore. La vérité porte cette fois sur «eux», sur «nous», et sur les relations entre ces deux entités.

  

Une autre façon de définir le clivage (la plus précise) est d’y voir un déni du lien: quelque chose lie «moi» et «l’autre», nous rend interdépendants, lie «nous» et «eux», leur fixe une communauté de destin, mais ce quelque chose est dénié. D’après Jacques Roisin dans «De la survivance à la vie» (2010), il y a trois sortes de dénis au moins: le déni de réalité («Cela n’existe pas», «C’est un mensonge», etc.), le déni de gravité («Cela existe, certes, mais ce n’est pas grave», «Cela ne mérite pas d’être mentionné») et le déni d’anormalité («Grave ou pas, c’est normal», «Il faut faire avec», etc.).

  

Ce qui est dénié, au-delà du lien, tient du deuil et/ou du conflit: il y a un deuil à faire et/ou un conflit à régler. C’est une obligation, mais celle-ci n’existe que parce que le lien garde «ensemble» des parties (des partis?) qu’il semblerait plus simple, par moment, de séparer. Un deuil à faire: «l’autre», je n’arriverai pas à en faire un même que «moi»; «eux», nous n’arriverons pas à en faire des mêmes que «nous». Un conflit à régler: «l’autre», parce qu’il est irréductiblement différent de «moi», j’ai forcément des différends avec lui; «eux», parce que ce sont des étrangers qui ne s’intégreront jamais complètement, ne cesseront jamais de nous poser des problèmes.

  

Ces problèmes, il ne faut pas nier qu’ils existent, mais d’une part, il faut faire la balance des avantages et des inconvénients, ne pas vouloir, comme le titre du roman de Georges Pierquin (1987), «le beur et l’argent du beur», et d’autre part «nous» posons également problème, à «nous» et à «eux». Plus loin dans la définition du clivage, faisant appel à son acception géologique, on peut observer que les «parties» constituées par clivage sont purifiées, considérées chacune comme un «tout», voire une incarnation du Un, une entité indivisible. On voit, ici, la radicalisation pointer le nez. Ce qui nous ramène à la polarisation.

  

Qui dit polarisation, dit pôles, dit l’existence de deux extrêmes opposés. De chacun de ces pôles, on peut dire qu’il est radicalisé ou même radicaliste. Chacun se justifiant de l’autre. Le Blanc se justifiant de l’Arabe et l’Arabe du Blanc, le Nazi se justifiant du Juif et le Juif du Nazi, etc. Farhad Khosrokhavar, dans «Radicalisation» (2014), relève l’existence de catégories sociales qui problématisent la polarisation, par exemple le Petit Blanc, ou Blanc merdeux, qui est indéniablement un Blanc mais est tout aussi indéniablement plus pauvre et plus mal intégré que les Arabes. Bart Brandsma, de son côté, explique qu’entre les deux pôles existe une majorité silencieuse à laquelle il faudrait peut-être donner davantage la parole car peu à peu, à force de la donner aux extrémistes (ce qu’on fait, indirectement, en parlant d’eux), on augmente le risque qu’ils embrigadent de nouveaux adeptes.

  

Comme suggéré tout au long de cet article, le concept de polarisation, s’il est généralement appliqué au collectif (sociétés, communautés, etc.) rend également très aisément compte des mouvements groupaux, éventuellement même intimes, très clairement au sein des institutions, ainsi qu’au cœur des familles, voire dans les couples. Rappelons-le, l’emprise est un phénomène naturel chez les humains. Rappelons également ce qui fait qu’elle dérive, qu’elle devient déviante:

  

  • Si le premier degré de dérive provient d’un lien à sens unique, et si le clivage est un déni du lien, alors le clivage explique le premier degré de dérive de l’emprise.

  • Si le deuxième degré de dérive a lieu quand l’emprise autorise une transgression, et si le clivage sépare la part qui sait la vérité de celle qui l’ignore, alors le clivage explique également le deuxième degré de dérive de l’emprise, en ceci que c’est la part ignorant la Loi qui commet la transgression.

  • Si le troisième degré de dérive va un pas plus loin en rendant la transgression obligatoire, et si les deux parties constituées par clivage sont amalgamées chacune en un tout unitaire évacuant tout deuil et tout conflit, on peut déduire que le clivage, dans le cas de la dérive perverse, est structurel.

 

© Jean-Claude Maes, le 5 février 2020

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