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Retour sur le concept de polarisation: polarisation des sexes, polarisation des races

  

Je vais me différencier de Bart Brandsma en présentant le concept de polarisation à partir d’autres prémisses, d’autres polarisations que celle des Blancs et des Arabes, et en particulier celle des sexes, débouchant sur la notion de genre.

  

La clinique est un champ évident d’expérimentation des concepts, mais l’enseignement peut également être très porteur, à cause des questions et parfois remises en question des concepts par les étudiants. Je me suis ainsi retrouvé, un jour, à expliquer que l’on a besoin, pour agir, de penser qu’on a raison d’agir dans un sens plutôt que dans un autre, mais qu’on peut penser avoir raison, et même en être convaincu, sans forcément en conclure que l’autre a tort. Je ne résisterai pas, ici, au plaisir de reproduire un sketch fameux de Raymond Devos:

  

On ne sait jamais qui a raison ou qui a tort. C'est difficile de juger. Moi, j'ai longtemps donné raison à tout le monde. Jusqu'au jour où je me suis aperçu que la plupart des gens à qui je donnais raison avaient tort! Donc, j'avais raison! Par conséquent, j'avais tort! Tort de donner raison à des gens qui avaient le tort de croire qu'ils avaient raison. C'est-à-dire que moi qui n'avais pas tort, je n'avais aucune raison de ne pas donner tort à des gens qui prétendaient avoir raison, alors qu'ils avaient tort! J'ai raison, non? Puisqu'ils avaient tort! Et sans raison, encore! Là, j'insiste, parce que... moi aussi, il arrive que j'aie tort. Mais quand j'ai tort, j'ai mes raisons, que je ne donne pas. Ce serait reconnaître mes torts!!! J'ai raison, non? Remarquez ... il m'arrive aussi de donner raison à des gens qui ont raison. Mais, là encore, c'est un tort. C'est comme si je donnais tort à des gens qui ont tort. Il n'y a pas de raison! En résumé, je crois qu’on a toujours tort d’essayer d’avoir raison devant des gens qui ont toutes les bonnes raisons de croire qu’ils n’ont pas tort!

Raymond Devos, Sens dessus dessous, Stock, 1976, p. 123

  

Entre les lignes de l’humour, s’énonce une question philosophique parmi les plus sérieuses: quand Devos affirme qu’il a «longtemps donné raison à tout le monde», il énonce plus que probablement un «pouvoir d’agir» extrêmement faible. Ce pouvoir se renforce quand il découvre que d’autres que lui, qui affirment (de façon assertive?) avoir raison, en fait ont tort, se trompent, sont dans l’erreur (ou le mensonge). Apparaît alors un deuxième aspect de la question, à savoir les «raisons», les arguments qu’on avance pour affirmer qu’on a raison, qu’on est dans la vérité. Et la possibilité de la mauvaise foi, le fait de ne pas reconnaître qu’on a «tort» et/ou qu’on a «des torts».

  

Penser qu’on a raison en l’absence d’arguments suppose qu’on se sente supérieur à l’autre, qui lui, par conséquent, est inférieur: je ne sais pas pourquoi j’ai raison, mais j’en suis néanmoins sûr et certain, car l’autre a forcément tort. C’est ce que suppose la notion de genre, en tout cas telle qu’elle est utilisée par les théories féministes: l’homme est par définition rationnel, la femme par définition irrationnelle, c’est inscrit dans leurs gènes respectifs.

   

Le constat de départ, fait par l’anthropologue Margaret Mead, est que la différence des sexes est un organisateur anthropologique universel, mais qu’il est mis en scène de façon très variable suivant la culture. Plus particulièrement, certaines «mises en scène» (la philosophe féministe Judith Butler parlerait quant à elle de «performances») sont «symétriques» (égalitaires) alors que d’autres sont «complémentaires» (hiérarchisées). Dans les sociétés «virilistes», l’homme est «dominant», la femme «dominée». Voyons ce qu’en dit la philosophe Simone de Beauvoir:

  

J’ai dit déjà combien les psychanalystes créent d’équivoques en acceptant les catégories du féminin-masculin telles que la société actuelle les définit. En effet, l’homme représente aujourd’hui le positif et le neutre, c’est-à-dire le mâle et l’être humain, tandis que la femme est seulement le négatif, la femelle. Chaque fois qu’elle se conduit en être humain, on déclare donc qu’elle s’identifie au mâle.

Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe II. L’expérience vécue, Gallimard, 1949, p. 197

  

Certaines chercheuses féministes ont montré comment le sexisme et le racisme se croisaient. Elsa Dorlin en propose une synthèse qui va m’aider à avancer dans mon propos:

  

La norme dominante de la masculinité est difficile saisissable dans son historicité dans la mesure où elle s’est constituée comme la forme même du Sujet [qui] s’apparente à une identité formelle qui se pose comme universelle, neutre, et dont l’expression la plus fidèle est certainement donnée par la grammaire, en tout cas, en ce qui concerne la langue française.

Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, PUF, 2008, p. 100

  

Judith Butler explique que dans la mesure où ce «Sujet» sert de référence à tous et toutes, tous et toutes vont l’imiter, c’est-à-dire imiter le «Blanc»:

  

Ce processus est particulièrement patent dans le cadre du racisme et du colonialisme. Le devenir sujet du colonisé se réfère à la norme racialisée d’un Sujet, qu’incarne parfaitement l’homme blanc. Or […], pour être efficace, l’imitation doit toujours «en rajouter», elle est par définition dans l’excès. Et c’est grâce à cet excès impossible à masquer tout à fait que le dominé peut être tenu en respect. Le sujet colonisé, subalterne imite, donc il est, mais puisqu’il imite, il ne sera jamais véritablement.

Ibidem, p. 125

  

Une des forces du modèle de Brandsma, c’est de montrer que ce processus se déploie en miroir: si certains «Blancs» considèrent les «Arabes» comme «inférieurs», certains «Arabes» pensent tout pareil des «Blancs». Ce qui n’est pas sans séduire les «Blancs» qui sont complexés de l’être, par exemple les «Petits blancs», ou «Blancs merdeux», qui sont inférieurs du point de vue des Arabes puisque blancs, mais également de celui des Blancs puisque socialement déclassés (d’après Khosrokhavar, 2014, p. 97). Quoi qu’il en soit, les femmes peuvent se retrouver doublement «dominées», pour peu qu’elles soient en butte à la fois au sexisme et au racisme. Kimberlé Williams Crenshaw (1994) parle à leur sujet d’intersectionnalité.

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La position que prennent les Musulmans radicalistes vis-à-vis des «Blancs», les féministes radicalistes la prennent parfois vis-à-vis des «Hommes». Ainsi Andrea Dworkin (1987), pour qui «tout rapport sexuel impliquant une pénétration vaginale avec un homme est par essence un viol» (cité par Bard, dans Steinberg, 2018, p. 457). Plus raisonnable est la position adoptée par Audre Lorde (1984):

  

Pour provoquer un véritable effort révolutionnaire, nous ne devons jamais nous intéresser exclusivement aux situations d’oppression dont nous cherchons à nous libérer, nous devons nous concentrer sur cette partie de l’oppresseur enfouie au plus profond de chacun de nous, et qui ne connaît que les tactiques des oppresseurs, les modes de relations des oppresseurs.

Audre Lorde, Sister Outsider, Mamamélis, 2007, p. 135

  

Nous nous rangeons à cet avis, et je terminerai cette courte réflexion sur le concept de polarisation en paraphrasant Devos: on a toujours raison d’essayer de comprendre les bonnes raisons de nos ennemis de croire qu’ils n’ont pas tort. C’est le meilleur antidote aux polarisations, donc aux radicalisations, donc aux extrémismes violents.

  

© Jean-Claude Maes, le 6 décembre 2020

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